L’intelligence artificielle en éducation : deux réalités parallèles

Les usages de l’intelligence artificielle sont de plus en plus nombreux en éducation, particulièrement depuis 10 ans. Cette semaine, j’ai lu une recension des écrits de Zawacki-Richter et ses collaborateurs (2019) dans laquelle ils exposent qu’il existe un clivage entre les promesses de ces usages et les retombées réelles sur le terrain. Ici, je propose de pousser un peu (pas trop, quand même!) la réflexion pour préciser un problème que devront surmonter les organisations qui souhaitent développer l’IA en éducation : s’appuyer sur des fondements pédagogiques.

Les possibilités techniques

Les possibilités techniques existent : des systèmes basés sur l’intelligence artificielle peuvent recourir à des algorithmes d’apprentissage-machine pour prédire le succès ou l’abandon d’un cours universitaire, suggérer des ressources éducatives numériques en fonction des habitudes d’apprentissage, pré-évaluer automatiquement (et avec beaucoup de justesse dans bien des cas) des productions complexes comme des textes originaux – soulignons ici toutefois que rien n’est parfait et que ces systèmes doivent être pris pour ce qu’ils sont : des aides à la décision, rien de plus. Toutefois, Zawacki-Richter et al. (2019) relèvent que bien peu d’usages dépassent le stade de projet pilote pour être implantés dans les établissements. Les raisons qu’ils évoquent sont nombreuses : contraintes budgétaires, limites des ressources humaines, mais surtout : l’absence de fondements pédagogiques derrière les possibilités techniques. Les possibilités techniques relèvent des sciences informatiques, alors que les besoins pédagogiques relèvent des sciences de l’éducation. Quel dialogue possible entre les deux ?

Deux réalités parallèles : l’informatique et l’éducation

L’informatique, c’est tout et rien à la fois. Dans des entretiens réalisés dans une étude exploratoire sur l’apprentissage de la programmation informatique, un participant m’avait mentionné que l’informatique, en tant que tel, ce n’est rien, tant et aussi longtemps que ce n’est pas appliqué à autre chose. En un sens, il avait raison : l’informatique ne génère rien qui ne soit pas rattaché à un autre domaine ou une autre discipline. Par exemple, elle peut servir à créer des systèmes comptables, des logiciels de création multimédia, etc. En même temps, le développement des sciences informatiques a donné à l’informatique des objets bien à elle comme l’algorithmique ou la cryptographie (encore pourrait-on argumenter, avec raison, que ces objets sont de bien plus longue date rattachés aux mathématiques). L’informatique peut donc être une discipline à part entière, avec ses construits théoriques, ses propres sciences et méthodes. Toutefois, cela ne doit pas faire oublier que, lorsqu’elle est appliquée à un autre domaine, elle ne peut courir seule, au risque de finir la course sur la mauvaise piste.

À peu près toutes les lectures que je réalise au sujet de l’intelligence artificielle en éducation adoptent des définitions vagues ou désuètes de concepts en lien avec l’enseignement et l’apprentissage. Par exemple, les usages qui visent à améliorer l’apprentissage assument que celui-ci consiste à transmettre des connaissances. Cette assomption est d’une grande conséquence, car le développement de l’application est centré sur le processus de transmission (accordant ainsi peut-être la mauvaise importance relative à certaines données).

Un rapprochement conceptuel est-il possible ?

J’ai assisté, en 2019, à une conférence de Yoshua Bengio au cours de laquelle il exposait sommairement les développements récents en intelligence artificielle. Vulgarisant sans doute largement, il a évoqué que les systèmes basés sur l’apprentissage-machine les plus efficaces sont ceux qui partent de zéro et qui, eux-mêmes, construisent petit à petit des réseau de neurones par l’exposition à des données massives. À l’inverse, il relatait que les tentatives de prendre des raccourcis fonctionnent plutôt mal (par exemple, essayer de donner directement à un système un pattern de reconnaissance d’un chat versus lui laisser analyser des millions d’images de chats pour construire son propre pattern). À peu de choses près, et dans des termes bien différents de ceux utilisés en sciences de l’éducation, il était question ici de constructivisme, un paradigme éducatif qui centre l’action éducative sur l’activité de l’apprenant. Il m’a semblé, à ce moment, que les sciences informatiques empruntaient sans le savoir un chemin déjà bien balisé par les sciences de l’éducation.

Pourtant, cet exercice de rapprochement entre la conception de l’apprentissage dans les usages de l’intelligence artificielle et celles déjà connues en sciences de l’éducation n’a jamais été fait, à ma connaissance. À défaut de quoi, beaucoup d’applications de l’IA en éducation s’entêtent à envisager l’apprentissage comme un processus de transmission et ce, même si les algorithmes sur lesquels elles s’appuient l’aborderaient comme un processus de construction. Cela me semble symptomatique de deux sciences qui gagneraient à se parler davantage (mentionnons toutefois ici que cela n’est pas surprenant, les paradigmes épistémologiques dans lesquels s’inscrivent ces sciences sont à des années-lumières).

Des pistes de solution

Bref, l’intelligence artificielle est remplie de promesses pour l’éducation, certaines étant déjà réalisées, mais ses développements futurs dans le domaine doivent faire l’objet de rapprochements avec les sciences de l’éducation. La recherche en éducation doit faire davantage de place à l’IA, et partager son cadre conceptuel et théorique en plus de travailler de bonne foi à son opérationnalisation dans les sciences informatiques. Autrement, comme c’est le cas pour plusieurs TIC pour l’enseignement et l’apprentissage, on risque de se retrouver avec de coûteux systèmes qui impressionnent mais qui ont peu ou pas de plus-values.

Référence

Zawacki-Richter, O., Marín, V.I., Bond, M. et al. Systematic review of research on artificial intelligence applications in higher education – where are the educators?. Int J Educ Technol High Educ 16, 39 (2019). https://doi.org/10.1186/s41239-019-0171-0